Entre 4 murs : Bâti scolaire et vision conservatrice de l’école | L’Ecole de la lutte ! #9 – [Extrait – Fev 2024]

Que ce soit dans un imposant lycée hérité de l’architecture IIIe République, dans un bahut décrépi et contaminé des années 1960 ou dans un ensemble scolaire flambant neuf censé marquer « la reconquête républicaine », le bâti scolaire véhicule une vision réactionnaire de l’éducation très ancrée dans les pratiques sociales françaises. Une relation hiérarchique, pyramidale « adulte-enfant », où l’adulte « sait », impose, inculque, martèle un savoir académique, une posture, ordonne du sens. Malgré des tentatives positives restées minoritaires à partir des années 1960, cette vision paternaliste est particulièrement prégnante sous Macron et son ancien ministre de l’Éducation Nationale, maintenu contre vents et marées jusqu’en mai 2022 afin de (ré-)imposer l’autorité comme clé de voûte de l’éducation. Extrait du journal départemental - L'Ecole de la Lutte ! #9


En France, l’architecture des établissements scolaires porte une histoire à la croisée de la politique et de pratiques pédagogiques et sociales. Ainsi nombre d’entre eux gardent l’allure de caserne ou de couvent car ils ont été conçus dans cette même logique au XIXe siècle. Dans les années 1970, l’ouvrage clé Surveiller et Punir de Michel Foucault insiste sur la « proximité architecturale et conceptuelle entre la prison, la caserne et le lycée à la française » (M. Musset). Et malgré cette prise de conscience, les établissements scolaires restent encore massivement marqués par cette architecture du contrôle, de la discipline. Ainsi grilles, portes et sonneries rythment de manière contrainte le quotidien des élèves - et de nombre des personnelLEs : iELs sont donc dépossédéEs de leur liberté de mouvement avec l’accord de tout le corps social. Le biopouvoir s’est installé au XIXe siècle, avec le capitalisme industriel qui a fait naître aussi l’usine. Le pouvoir s’évertue à discipliner la population, non plus seulement par la contrainte physique mais par l’imposition au quotidien de normes finalement acceptées par toutEs, et l’espace est un levier d’application de cette norme. Or l’école, instance de socialisation par excellence, n’échappe pas à ce besoin de contrôle, d’assujettissement du corps social et des individus-citoyens.

En parallèle, fin XIXe, la IIIe République utilise aussi l’architecture du bâti public pour affirmer les valeurs. Ainsi, pendant cette période, les établissements imposent dans leur forme les principes d’ordre et de discipline.  De plus, ces mêmes valeurs insistent sur la hiérarchisation sociale ; ainsi seule une minorité de dominantEs continue ses études dans le secondaire et l’universitaire. C’est pourquoi les établissements du primaire et du secondaire doivent être bien distincts.

L’arrivée de nouvelles pédagogies en Europe à partir du début du XXe siècle transforme à la marge l’espace scolaire en France. L’Europe nordique et anglo-saxonne s’ouvre à « l’école de la forêt », à l’open space school et des pédagogies novatrices, comme la pédagogie Reggio Emilia, expliquent que l’architecture est le « troisième professeur » (M. Musset) dans la socialisation des apprenantEs et leur appréhension du vivre ensemble. Et pourtant en France, la standardisation des établissements à partir des années 1950 est la règle face à la massification : utilisation massive d’un béton incompris par les usagers, 1% culturel affiché pour se donner bonne conscience mais pas de changement fondamental dans les relations bâti/socialisation.

Depuis une vingtaine d’années, dans le cadre du « tout sécuritaire » et d’une droitisation décomplexée, les écoles se cloîtrent derrière des barrières, des tourniquets et des grilles. Pour y pénétrer il faut désormais montrer « patte blanche », un carnet, tel habit, un rendez-vous pour les parents etc. Les flux sont contraints comme dans un aéroport : interdiction de rester dans les couloirs, d’avoir accès à la salle des professeurEs pour les élèves, de pénétrer dans les bâtiments administratifs à certaines heures. Lors de la pandémie de Covid 19 un sens de déplacement avait été imposé dans les couloirs. Plus on est haut dans la hiérarchie plus on est libre de ses faits et gestes, plus on est bas dans cette micro-société pyramidale, plus la discipline des corps est forte.

Censé bouleverser les pratiques pédagogiques, le numérique entre à grand frais et grand pas dans les établissements non pas pour émanciper les apprenantEs – on se contente de leur mettre une tablette entre les mains tout en supprimant les cours de technologie – mais pour mieux surveiller les individus sur leur lieu d’apprentissage et de travail à coup de caméras ; on casse les angles morts, on supprime des postes d’AED et de CPE, on retire du lien social. Que les caméras fonctionnent ou pas n’est plus important, le principe est l’autodiscipline par l’intégration du principe d’être tout le temps potentiellement surveilléE. Dans certains établissement les badges nominatifs permettent de mieux pister les personnelLEs, retards, absences, sorties… Le bâti scolaire impose le panoptique.

La salle de classe a été conçue comme le point d’acmé de cette pensée réactionnaire. Fermée, organisée en frontal entre unE enseignantE qui dispense un savoir « magistral » et des élèvEs, vuEs comme une masse indifférenciée, inertes, interditEs à tout mouvement, assistEs sur des chaises inconfortables, entravéEs par des tables alignées qui les contraignent dans leur sociabilité. Le seul mouvement possible est l’acquiescement et l’écriture. Une attention soutenue et silencieuse de 55 minutes est exigée. Bref, une fabrique de « sois beauELLE et tais-toi » encore largement visible notamment dans les lycées. A contrario de tout ce qu’ont pu montrer les sciences de l’éducation, où le mouvement et l’interaction sont au cœur des situations d’apprentissage, le mobilier scolaire, solide, pérenne, crée une force d’inertie freinant les transformations pédagogiques.

Mais au-delà de l’acquisition de savoirs, demander à unE adolescent.e de rester assisE à écouter 7 à 8 heures par jour brise le développement d’une curiosité et impose une attitude passive et soumise face aux représentant.e.s d’une « autorité ».  Or comment penser qu’une salle de classe agencée ainsi puisse être le lieu de l’apprentissage d’un débat libre et argumenté ? du vivre ensemble ? de l’égalité ? du dépassement de la confrontation ?

C’est pourquoi, lors d’une étude géographique réalisée par Muriel Monnard sur trois établissements, il ressort systématiquement que « Les lieux dépréciés, ce sont les salles de classes où ont lieu les cours ‘‘détestés’’ et ce qu’on pourrait appeler ‘‘les lieux craints’’. Les lieux craints, c’est par exemple un endroit très fréquenté, où la densité est forte (comme à la cafétéria), et dont la morphologie interdit les ‘‘échappatoires’’. »

De plus en plus d’enseignantEs tentent de s’émanciper de cet espace mais l’inertie d’une telle organisation est forte ; outre les questions de moyens concernant le changement du mobilier, les contraintes sont nombreuses : temps, culture et pratiques collectives.

CertainEs pensent que la salle de classe est en train d’être dépassée, mais cela relève plus de l’utopie. Ainsi, lors de l’organisation de la minute de silence en mémoire des collègues assassinés sur leur lieu de travail, certaines directions ont imposé que ce temps se réalise dans les classes et non dans la cour afin d’éviter le collectif. Dans la classe, la relation dominant.e/dominé.e règne en maître.

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Seul lieu de liberté, la cour de récréation recrée en fait un microcosme hiérarchisé. Le temps de pause, de récréation est toujours un temps surveillé par les adultes ; les tentatives d’autogestion sont rares. Les architectes s’efforcent d’éviter le développement de zones grises où les élèves pourraient s’approprier l’espace, produire leur propre territoire sans la supervision d’unE adulte – les foyers sont presque inexistants désormais. Le mobilier urbain est très inégal en fonction des établissements mais outre des espaces verts auxquels les élèves n’ont pas accès, bien délimités dans des parterres, les quelques bancs sont souvent disposés sans réelle concertation avec l’usage qu’en font les principaux.LEs concerné.Es.

Autre relation dominantE/dominéE, la répartition de l’espace entre filles et garçons. La géographe Edith Maruéjouls travaille depuis plus de vingt ans sur la répartition des activités dans la cour de récréation - et dans l’espace urbain. Elle montre que des attitudes de domination s’installent très rapidement à l’école, finalement acceptées voire orchestrées de manière inconsciente par les personnelLEs. Deux règles sont mises en avant : la non-mixité prévaut dans le cadre de l’extra-scolaire, on ne se mélange pas entre filles et garçons, on ne partage pas les mêmes jeux, les mêmes activités ; et la domination des garçons dans le territoire de la cour de récréation, perçue en fait comme une extension de l’espace public. Le monde des filles étant finalement moins légitime dans l’espace public, il apparaît donc normal qu’il soit relégué aux marges de la cour de récré. Ainsi, dans ces lieux, à peine 10% des usagerEs – genrés masculins – occupent jusqu’à 80% de l’espace avec les équipements sportifs dédiés aux jeux de ballons et notamment le terrain de foot. Or, la cour de récréation initie les enfants à l’espace public de demain et elle construit une « norme dominante hétérosexuée, stéréotypée et hiérarchisante ». Cette norme est finalement intégrée, portée par les personnelLEs qui acceptent cette situation. Un rapport du Haut Conseil à l’égalité de 2017 insiste sur le fait que les équipes scolaires « reproduisent des attentes différenciées selon le sexe des élèves ».

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Enfin, angle mort de la réflexion sanitaire, architecturale, sociale dans les établissements scolaires : les toilettes. Vrai problème de santé publique, un accès décent aux toilettes est tout simplement nié pour les élèvEs. Souvent seul moment et lieu où iEls peuvent s’isoler, sortir du bruit, de la masse, l’accès en est à la fois fortement contraint et normé.

Outre l’interdiction de se mouvoir pendant les heures de cours entraînant des mêlées désagréables aux heures de pause, c’est de manière plus globale, dans l’architecture-même des toilettes scolaires, la négation d’un droit à l’intimité chez les enfants et les adolescentEs : les portes fortement réduites, des enfilades de plusieurs toilettes, etc. Dans cette même étude les lieux les plus honnis sont les lieux étroits et pleins comme les couloirs et les toilettes, un lieu « toujours rempli d’autres ».

Concernant l’accès aux toilettes pour les personnes en situation de handicap, les établissements se sont souvent mis aux normes tardivement, en rajoutant des toilettes PMR de manière distincte. Cela peut donner l’impression de différencier les personnes à mobilité réduite, de les exclure d’un lieu. Pourquoi ne pas construire que des WC PMR pour toutEs ?

L’Éducation Nationale, à travers son bâti, doit « réguler la vie » dans une logique forte de normalisation voulue (par la biopolitique). Les politiques éducatives sont donc au cœur des préoccupations du pouvoir à la croisée des chemins entre coercition, soumission et apprentissage d’une citoyenneté assujettie à un ordre établi. Les relations dominantE/dominéE restent très marquées et visibles dans les établissements, induites par des comportements inconscients ou sciemment réalisées.

Malgré des pratiques éducatives renouvelées et détachées du principe d’autorité de plus en plus utilisées par les collègues, le formatage induit par le bâti freine souvent la mise en place de projets ou de visions différentes.


e[extrait] Journal départemental - mai 2023 

Cet article est un extrait du journal départemental de SUD éducation 13 de mai 2023 - L'Ecole de la Lutte ! #9 : Entre les murs  

L’Ecole de la Lutte ! – Entre les murs | #9 – Février 2024